Dans une décision unanime, la Cour européenne des droits de l’homme a décidé que la Russie avait violé le droit au respect de la vie privée, garanti par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, pour ne pas avoir suffisamment protégé la requérante contre la cyberviolence répétée de son ancien compagnon qui avait créé de faux profils à son nom, publié ses photos intimes, suivi ses déplacements et lui avait envoyé des menaces de mort via les médias sociaux
La décision portait sur les allégations de Mme Valeriya Volodina qui prétendait que les autorités russes avaient failli à la protéger contre la cyberviolence répétée de son partenaire. La Cour observe notamment qu'en dépit du fait qu'elles disposaient des outils juridiques nécessaires pour poursuivre le partenaire de Mme Volodina, les autorités russes n'ont pas mené d'enquête effective ni examiné ce qui aurait pu et dû être fait pour la protéger contre le harcèlement récurrent en ligne dont elle faisait l’objet.
Cela équivaut selon la Cour à une violation de l’obligation incombant à l’État au titre de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme de garantir une protection suffisante à Mme Volodina contre de graves abus.
La Cour européenne précise que la notion de vie privée englobe l'intégrité physique et psychologique d'une personne que les États ont pour mission de protéger, quand bien même le danger serait le fait de particuliers. La vulnérabilité particulière des victimes de violence domestique et la nécessité d'une implication concrète de l'État pour les protéger ont été réaffirmées aussi bien dans les instruments internationaux que dans la jurisprudence constante de la Cour européenne.
Les actes de cyberviolence, de cyberharcèlement et d'usurpation d'identité malveillante ont été qualifiés de formes de violence à l'égard des femmes et des mineurs qui, compte tenu de leur vulnérabilité, sont susceptibles de porter atteinte à leur intégrité physique et psychologique.
La Cour estime que la violence en ligne, ou cyberviolence, est intimement liée à la violence hors ligne, ou « réelle », et qu’elle doit par conséquent être considérée comme une autre facette du phénomène complexe de la violence domestique. Elle observe par ailleurs que les partenaires sexuels sont souvent les auteurs les plus probables d'actes de cyberharcèlement ou de surveillance. Les États ont l'obligation positive de mettre en place et d'appliquer de manière effective un dispositif visant à sanctionner toutes les formes de violence domestique, qu'elles se produisent hors ligne ou en ligne, et d’offrir des garanties suffisantes aux victimes. Il n'est pas contesté que la publication non autorisée des photographies intimes de Mme Volodina, la création de faux profils à son nom sur les médias sociaux et la surveillance de ses déplacements à l'aide d'un dispositif de suivi GPS ont porté atteinte au respect de sa vie privée ; ces actes, qui constituent une véritable humiliation et un manque de respect, ont provoqué chez elle de l’anxiété, une profonde détresse et un sentiment d’insécurité, tout en portant atteinte à sa dignité.
Premièrement, la Cour européenne constate que le cadre juridique russe en vigueur présente un certain nombre d’importantes lacunes et qu’il ne satisfait pas aux exigences inhérentes à l'obligation positive de l'État de mettre en place et d'appliquer de manière effective un dispositif visant à sanctionner toutes les formes de violence domestique.
Deuxièmement, la Cour observe que les actes de cyberviolence en cause étaient suffisamment graves pour exiger une réponse pénale de la part des autorités nationales et rappelle que tant l’intérêt public que celui de la protection des victimes vulnérables contre les infractions portant atteinte à leur intégrité physique ou psychologique imposaient l'existence d'un dispositif permettant d'identifier l'auteur de l’infraction et de le traduire en justice. La procédure civile, qui aurait pu constituer un dispositif approprié dans des situations de moindre gravité, n'aurait en l’espèce pas permis d’atteindre ces objectifs. Quant à la possibilité d'émettre des ordonnances visant à interdire certains comportements ou formes de cyberviolence, la Cour ne peut conclure que ces mesures offraient une protection suffisante aux victimes de violence domestique se trouvant dans une situation analogue à celle de Mme Volodina. Elle considère que la réponse des autorités russes au risque connu de violences récurrentes de la part de l'ancien partenaire de Mme Volodina a manifestement été inadéquate et que, par leur inaction et leur incapacité à prendre des mesures de dissuasion, elles lui ont permis de continuer à menacer, harceler et agresser Mme Volodina sans entrave et en toute impunité.
Troisièmement, la Cour européenne rappelle que, pour être efficace, une enquête se doit d’être rapide et rigoureuse. Il incombait aux autorités russes de prendre toutes les mesures nécessaires pour obtenir des éléments de preuve sur les événements, et une attention particulière était indispensable dans le traitement des affaires de violence domestique. Elle estime qu’il ne peut être affirmé que l’enquête menée depuis de 2018 a été rapide et rigoureuse. Il a en effet fallu près d’une année aux autorités russes pour obtenir des informations sur les adresses internet des faux comptes auprès de la société russe qui exploite la plateforme de médias sociaux VKontakte ; les autorités n’ont par ailleurs adressé aucune demande à Instagram pour identifier le propriétaire des faux comptes en question. L'interrogatoire de Mme Volodina et la vérification des fausses pages sur Instagram avaient eu lieu en mai 2020, c’est-à-dire deux ans après le dépôt de sa plainte en 2018. Compte tenu de la lenteur de l'enquête concernant ces faux profils sur les médias sociaux, les poursuites ont finalement été prescrites. La procédure pénale engagée contre l’ancien partenaire de Mme Volodina avait ainsi été classée sans suite, alors même que son implication dans la création des faux profils semblait avoir été établie. En omettant de traiter la procédure avec la diligence requise, les autorités russes portent la responsabilité de leur incapacité à traduire en justice l'auteur d'actes de cyberviolence. L'impunité qui s'en est suivie suffit à mettre en doute la capacité des mécanismes étatiques à produire un effet suffisamment dissuasif pour protéger les femmes contre la cyberviolence.
Volodina c. Russie (no. 2)-40419/19, Arrêt 14.9.2021 [Section III], <https://hudoc.echr.coe.int/fre#{%22itemid%22:[%22002-13398%22]}>
À signaler
Étienne Wery, « À quelles conditions décompiler un logiciel ? », Droit & Technologies, 6 décembre 2021, < https://www.droit-technologie.org/actualites/a-quelles-conditions-decompiler-un-logiciel/ >.
Benjamin Dionne, « Un emoji peut être un consentement écrit», À bon droit, 16 septembre 2021, <http://www.abondroit.com/2021/09/un-emoji-peut-etre-un-consentement-ecrit.html?spref=tw >