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Maintien d’une objection à la production de documents technologiques portant atteinte à la vie privée et dont l’intégrité a été compromise

16 Sep 2022 5:33 PM | CAN-TECH Law (Administrator)

Dans le contexte d’un recours pour atteinte à la réputation, le demandeur désire introduire en preuve des extraits d’enregistrements audio qu’il a réalisé alors que la défenderesse, son épouse, est seule à l’appartement. Il dépose une clé USB contenant quatre fichiers numériques, soit trois extraits et un enregistrement intégral de conversations téléphoniques de la défenderesse. Puisque les conversations qui y sont captées se déroulent en Wolof et en Zarma, deux dialectes sénégalais, la clé USB est accompagnée de traductions réalisées par une traductrice agréée.  La défenderesse s’objecte au dépôt de ces éléments de preuve, au motif qu’ils sont obtenus en violation d’un de ses droits fondamentaux soit son droit à la vie privée, et que leur dépôt en preuve déconsidérerait l’administration de la justice. Le Tribunal maintient l’objection.

L’enregistrement d’une conversation privée pour fin d’établissement d’une preuve est une atteinte à la vie privée lorsque la personne enregistrée est seule dans sa demeure. Selon l’article 2858 C.c.Q., il faut déterminer si son dépôt en preuve est de nature à déconsidérer l’administration de la justice. Le fardeau de démontrer que l’utilisation des enregistrements déconsidère l’administration de la justice repose sur les épaules de la partie qui s’objecte.

L’article 2858 C.c.Q introduit une règle d'exclusion de preuve qui protège une valeur supérieure : l’intégrité du système de justice civile. L’exercice requis du Tribunal en est un de maintien de l’équilibre entre deux valeurs, soit le respect d’un droit fondamental d’une part et la recherche de la vérité d’autre part. Les tribunaux peuvent ainsi permettre une preuve qui, même si elle est obtenue en violation d’un droit fondamental, ne déconsidère pas l’administration de la justice, en ce sens qu’elle permet de connaître la vérité. Il en est ainsi si le droit d’action d’une partie se trouve compromis si la preuve illégalement obtenue n’est pas permise.

Un des critères pour décider si l’utilisation d’une preuve déconsidère l’administration de la justice est la gravité de la violation.  La question qu’il faut se poser est : « La gravité de la violation aux droits fondamentaux, tant en raison de sa nature, de son objet, de la motivation et de l'intérêt juridique de l'auteur de la contravention que des modalités de sa réalisation, est-elle telle qu'il serait inacceptable qu'une cour de justice autorise la partie qui l'a obtenue de s'en servir pour faire valoir ses intérêts privés » ? Si le juge se convainc que la preuve obtenue en contravention des droits fondamentaux constitue un abus du système de justice parce que sans justification juridique véritable et suffisante, il doit la rejeter.

En perçant la bulle d’intimité de la défenderesse de manière délibérée et répétée, le demandeur a commis une intrusion directe dans sa sphère personnelle, sans intérêt juridique réel, afin de mettre à jour des causes de reproche qu’il ignore ou qu’il ne soupçonne pas.  

Un autre élément important à soupeser pour évaluer la gravité de la violation est la modalité de sa réalisation. Dans la présente affaire, l’intimité de la défenderesse est transpercée dans ses replis les plus profonds, alors qu’elle converse avec des membres de sa famille, durant une période où elle a besoin de se confier sur ses problèmes. Le degré d’intimité auquel elle est en droit de s’attendre est alors très élevé.  La situation doit être distinguée de celle où un employeur surveille un employé dans le but de confirmer un manquement à son obligation de loyauté ou à une autre obligation. De même, le cas où une partie soupçonne son ex-employeur de tenir des propos dénigrants à son sujet est différent du cas actuel. Enfin, le présent cas n’en est pas un où la personne enregistrée peut être observée par le public en général.

De plus, la preuve que le demandeur veut administrer peut être faite autrement. En déposant les enregistrements, le demandeur cherche à démontrer que les accusations portées par la défenderesse ne reposent sur aucun motif raisonnable et sont abusives. Nul besoin des enregistrements des conversations pour démontrer cet élément.  Aussi, la preuve obtenue en violation des droits fondamentaux de la défenderesse ne vient pas en confirmer une autre déjà existante au moment où elle est confectionnée.

Par conséquent, le dépôt en preuve des enregistrements réalisés par le demandeur en violation des droits de la défenderesse déconsidérerait l’administration de la justice dans l'esprit d'une personne raisonnable, objective et bien informée.

En plus, trois des enregistrements déposés sont des extraits des conversations que le demandeur juge pertinents.  Il est impossible de déterminer si les conversations sont complètes. Le Tribunal n’est donc pas en mesure de vérifier la prétention de la défenderesse qui plaide que ces extraits sont présentés hors contexte. 

Mais il y a encore plus. Le demandeur a réalisé les enregistrements avec un téléphone cellulaire. Ce sont des enregistrements numériques, des documents technologiques tels que l’article 2855 C.c.Q. l’entend. Il explique qu’il a transféré d’abord les fichiers audio de son téléphone cellulaire à son ordinateur. Aucune preuve documentaire ne révèle le type de fichier sur lequel les conversations sont originalement captées. Par la suite, il a utilisé un logiciel pour localiser et extraire des segments des enregistrements ; il était alors en compagnie de deux amis qui ont eu l’occasion d’entendre les enregistrements ainsi captés. Le demandeur a transmis ensuite les enregistrements par courriel à une traductrice, en y joignant un projet de traduction qu’il lui demande de valider et en lui précisant que le son d’un des enregistrements n’est pas bon.

Le Tribunal conclut que cette façon de procéder ne permet pas d’assurer l’intégrité des documents technologiques. Il est impossible de l’affirmer, ni de la nier. Plusieurs manipulations sont effectuées par le demandeur. Non seulement des transferts, mais aussi des coupes. Les conversations qu’il veut mettre en preuve sont incomplètes.  En raison de ces nombreuses manipulations, on ne peut affirmer que l’intégrité des fichiers est assurée. Ils sont alors soumis à une preuve distincte d’authenticité. Aucune telle preuve n’est administrée. Aucune métadonnée n’est déposée démontrant la date réelle ou l’heure de création des fichiers, ni le nombre de transferts qui sont effectués (ou leur date) avant qu’ils soient déposés.

En somme, non seulement les enregistrements sont-ils réalisés en violation des droits fondamentaux de la défenderesse mais au surplus, ils sont parcellaires, les conversations sont incomplètes et les fichiers numériques qui les supportent sont manipulés à plusieurs reprises. Leur intégrité est loin d’être démontrée. Leur dépôt est de nature à nuire à l’équité du procès et à déconsidérer l’administration de la justice dans l’esprit d’une personne raisonnable, objective et bien informée.

M.K. c. A.F., 2022 QCCQ 4060 (CanLII), 23 juin 2022, <https://canlii.ca/t/jqgdv>

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